Un jour après la disparition de mon père, j’ai décidé que je ne voulais pas être seule, mais que je désirais aussi pouvoir m’arrêter un moment et réfléchir aux dernières heures et aux terribles perturbations qui me dévastaient. Une réalité ironique, qui est déterminée à défaire toute notre certitude et notre sécurité par cinq coups de lâcheté. Il est difficile de concevoir comment la situation s’est formalisée et je crois qu’il y aura une étrangeté pendant d’innombrables jours, peut-être des mois ou même des années.
Je visitais un beau mémorial aux morts de la guerre d’Indochine – qui se trouve curieusement dans la belle forêt de Vincennes – lorsque j’ai reçu ce message pragmatique de mon frère, qui disait : « Père est mort ». Brusquement, j’ai été envahie par les sensations d’étonnement, de doute et d’horreur, qui prenaient forcement de l’espace dans mon cœur et m’invitaient simplement à nier la réalité. C’est alors que j’ai vu un banc au bord d’un ruisseau et que je me suis rapidement assis, avant d’être tiré par la gravité et de basculer sur la terre.
J’ai été quelques instants abasourdi, dans un limbe dépourvu de tout sentiment. C’est à ce moment que l’on découvre les limites des mots et comment ils peuvent être extrêmement douloureux au moment où ils sont prononcés. Le silence est invitant et réconfortant, mais complètement toxique. Sachant cela, j’ai immédiatement essayé d’appeler l’un de mes meilleurs compagnons et j’ai révélé le destin tragique que la réalité m’avait réservé. Il a pleuré avec moi et s’est tenu à mes côtés, autant que la technologie le permettait, mais même avec un soutien affectueux, accompagné de sages paroles, le chemin du deuil est parcouru seul.
Après la conversation que j’ai eue, je me suis arrêté un moment pour contempler où j’étais. C’était une belle forêt, avec un léger ruisseau, à côté de plusieurs fleurs jubilatoires et accueillantes. Les oiseaux chantent et la voix des enfants qui jouent en arrière-plan renforce l’espoir que tout va bientôt passer. C’était une séduisante vision de paix et d’harmonie, qui fut rapidement brisée par les cris d’un enfant : « T’es mort ! T’es mort ! » Il y avait quatre petits qui jouaient à se tirer dessus et soudain l’un d’eux a décidé d’utiliser le siège sur lequel j’étais assis comme protection face à cette féroce dispute. Une situation étonnante et quelque peu amère, puisque la mort de mon père bien-aimé a été le résultat de cinq coups de feu.
À ce moment-là, j’imagine que beaucoup convoqueraient cet événement comme un affront et se serviraient de cette conjoncture pour déverser toute leur tristesse et leur haine, maudissant le tort et le droit. Mais cela changerait-il quelque chose ? Ou peut-être apaiserait-il les effets de ce crime abominable ? La réponse est évidemment nulle.
À ce stade, nous désirons que rien de tout ce qui précède ne soit arrivé, mais c’est exactement ce qui advient à ceux qui sont spectateurs de ces horreurs. Il faut donc affronter le fait qu’il ne nous appartient pas de décider si cela aurait dû ou non avoir lieu, et que tout ce qui peut être fait concerne la décision de savoir comment nous allons agir dans de telles circonstances et comment nous allons procéder avec le temps que Dieu nous a donné.
À mes yeux, la meilleure réponse que l’on puisse donner devant la mort est de vivre. C’est exalter la vie dans toute sa splendeur, de manière digne et honorable, en allant vers l’envers de la mort. La vengeance et la justice sont toujours destinées à la mort et celle-ci ne répondra jamais au vacuum qui est en nous. Le véritable hommage est quand « l’homme-age » de manière à ce qu’il le fasse. Alors, vivez de manière à construire un pavement de bons mémoires que l’on vous a toujours invité à faire un pas supplémentaire avec de l’audace et de plus en plus d’espoir. Rappelez-vous toujours qu’il y a d’autres forces à prendre en compte dans ce monde que celles qui sont diaboliques et malfaisantes.
Durant l’écriture de ce message, un couple sympathique s’est assis à côté de moi avec leur fils, un petit garçon, blond, dans la bande des 7 mois. Il portait un t-shirt bleu à rayures jaunes et une paire de charmantes chaussettes rouges. Il s’appelait Renaud et, pour une raison que je ne peux expliquer, il n’arrêtait pas d’interagir avec moi. Son beau sourire, son regard doux et son intérêt plus grand pour moi que pour sa bouteille ou même pour les appels de ses parents m’ont fait réaliser que la vie était toujours présente, même au milieu de l’horreur de la mort, de la violence et de la barbarie.
Je remercie à Dieu d’avoir accordé 66 ans de vie à mon père et qu’il ait toujours été à mes côtés dans sa manière caricaturale, déterminés et affectueux. Que je puisse honorer tous ses sacrifices et ses actes d’amour de la manière digne de cette vie que Dieu m’a accordée.
A très bientôt, mon cher papa, une étreinte serrée, un double soupir d’amour sans fin.
